La mémoire de Tünçeli-Dersim de Nouveau Au Cœur de l’Actualité Politique Turque

Lors d’un de mes récents passages à Istanbul, j’ai été attiré par l’étalage d’un vendeur ambulant proposant des porte-clés dont le pendentif est constitué par le numéro et le nom de l’un des 81 départements turcs. J’ai tout d’abord avisé le 34 (Istanbul), probablement en raison de plusieurs années de résidence dans l’ancienne capitale ottomane, avant de m’intéresser au 38 (Kayseri), un clin d’œil à Grenoble (38) mon département français d’origine, mais cet examen de la marchandise de mon vendeur a pris un tour beaucoup plus sérieux lorsque j’ai découvert, le 62. En effet, j’ai été surpris de constater que ce numéro, qui correspond au département de Tünçeli, n’arborait pas ce nom (turc) de la province en question, mais son nom kurde Dersim, qui évoque aussi la répression tragique que la province a subie à la fin des années trente. J’ai bien sûr immédiatement acquis l’objet pour quelques livres, avant de constater, à la vue d’autres étales similaires, que ces porte-clés étaient devenus un objet en vogue à Istanbul, qui aurait pu trouver place entre les briquets en forme de revolver et les oies en celluloïd hochant la tête de la boutique d’Alaadine, ce magasin emblématique qu’Orhan Pamuk décrit, dans son roman Kara Kitap, comme un grand conservatoire des engouements passagers d’une certaine clientèle stambouliote pour des gadgets aussi inutiles qu’éphémères.

Or, naguère, cher lecteur, pour trouver trace de Dersim en Turquie, il fallait compulser des ouvrages très spécialisés qui le plus souvent n’évoquaient d’ailleurs l’affaire qu’à mots couverts. Aujourd’hui, force est de constater que le terme Dersim peut figurer sur un objet de consommation courante, qui s’affiche dans les étalages entre les tesbis, les lampes de poche chinoises et les tubes de Superglu japonaise. Un tabou de l’histoire turque est-il donc réellement tombé ?

Pas sûr, mais il se trouve que les derniers développements de l’actualité politique turque sont en train d’apporter une première réponse à cette question. Le 9 novembre, en effet, Hüseyin Aygün (photo), un député CHP de Tunceli, déclare que les massacres de Dersim en 1937 et 1938, qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de victimes et noyé dans le sang ce foyer de résistance kurde, ont été accomplis en toute connaissance de cause par le gouvernement CHP de l’époque, et que l’hypothèse que Mustafa Kemal ait pu ignorer les développements tragiques de cette affaire relève d’un mythe fabriqué toute pièce par l’histoire officielle de la République. Cette révélation n’est pas vraiment un scoop, mais venant d’un député du CHP, même de Tünceli, elle surprend bien sûr et fait l’évènement.

Toutefois, Dersim a déjà provoqué plusieurs fois des polémiques dans la presse turque au cours de la dernière décennie. L’une d’entre elles a révélé que Sabiha Gökçen, l’une des filles adoptives d’Atatürk, connue pour avoir été la première femme pilote de guerre du monde, aurait participé avec l’aviation turque à la répression de Dersim. Une autre plus récente, remontant au début de l’ouverture démocratique kurde lancée par le gouvernement de l’AKP, en 2009, a concerné le dérapage verbal de l’un des ténors du CHP, Onur Öymen. Exaspéré par les déclarations de Recep Tayyip Erdoğan qui justifiaient alors son ouverture kurde par la volonté de faire cesser les pleurs des mères turques frappées par la disparition de leurs fils, soldats et victimes des embuscades du PKK, Onur Öymen s’était demandé si les mères turques pleuraient lors des grands combats qui avaient permis à la Turquie d’affirmer son indépendance, en n’hésitant pas à inclure la répression de Dersim dans ces luttes de libération nationale ! (cf. notre édition du 22 novembre 2009) Cette déclaration avait fait scandale non seulement au sein de la communauté dersimi (habitants de Tünçeli/Dersim) mais également au sein des instances dirigeantes du CHP, l’un des responsables de ce parti étant déjà Kemal Kılıçdaroğlu, qui est un Kurde-alevi, originaire de Dersim.

Depuis, Kemal Kılıçdaroğlu a pris la tête du parti que la mémoire de Dersim vient de frapper à nouveau de plein fouet. Peu après les déclarations de Hüseyin Aygün, qui ont désacralisé un peu plus le souvenir de la période kémaliste en mettant au jour l’une de ses pages les plus sombres, à un moment où, par ailleurs, sous les coups boutoir d’une décennie de gouvernement AKP, une certaine forme d’Etat kémaliste vit ses derniers instants, un groupe de députés du CHP a voulu réagir en demandant l’exclusion du député de Tünceli. Mais surtout, l’AKP s’est engouffré dans la brèche ouverte par cette nouvelle affaire de mémoire. Recep Tayyip Erdoğan a notamment demandé à Kemal Kılıçdaroğlu à la fois d’assumer son identité de kurde-alévi de Dersim et d’affronter le passé controversé de son propre parti : « C’est une opportunité en or pour le CHP d’affronter cette tragédie, car son leader est un membre de la communauté de Tünçeli. Vous êtes de Tünçeli, pourquoi fuyez-vous ? » Une apostrophe à laquelle, l’intéressé a répondu : « Oui je suis de Tünçeli et je suis un fils de cette nation (turque NDLR). Actuellement je suis le président du CHP et j’en suis fier. Si Dieu le veut, je serai aussi bientôt le premier ministre. » Dénonçant une provocation de l’AKP, le leader kémaliste a rappelé qu’à Tünçeli (contrairement d’ailleurs aux autres départements kurdes du sud-est à majorité sunnite), l’AKP n’a jamais remporté de siège de député et que Recep Tayyip Erdoğan ne pouvait avoir l’ambition d’être le porte-parole des dersimis qui considéraient ses dernières déclarations comme une «insulte».

Ayant parallèlement appelé ses collègues à faire taire leurs divisions intestines sur un passé qui décidément ne passe pas, Kemal Kılıçdaroğlu a accusé le gouvernement d’avoir lancé une campagne de destruction de l’héritage kémaliste. Alors que, lors de la réunion de son groupe parlementaire, le 22 novembre, Recep Tayyip Erdoğan a annoncé l’ouverture prochaine de nouveaux documents d’archives révélant le rôle du CHP dans la répression de Dersim, le leader kémaliste a essayé pour sa part de reprendre l’initiative sur le terrain de la politique étrangère. Rappelant que le CHP avait défendu l’indépendance de la Turquie, il a accusé le parti au pouvoir d’être l’héritier de ceux qui ont voulu brader le pays après la Première guerre mondiale, en cédant aux visées hégémoniques anglo-saxonnes.

Quant au député de Tünceli, Hüseyin Aygün, à l’origine de cette nouvelle polémique, il tente désormais de mettre en exergue l’incapacité du gouvernement actuel d’améliorer le sort des alévis, malgré ses promesses antérieures. Il est vrai qu’à bien des égards, en Turquie, les alévis restent des citoyens de seconde zone non reconnus, leur culte étant assimilé, par les autorités officielles, à celui des musulmans sunnites hanéfites. Mais politique étrangère et questions religieuses pourraient bien se percuter en l’occurrence pour produire un mélange hautement détonnant, car le député de Tünceli fustige aussi la rhétorique anti-alévie que contiendraient certaines des déclarations faites par des responsables de l’AKP, notamment à propos de la crise syrienne, à l’occasion de laquelle la diplomatie de bon voisinage de Ahmet Davutoğlu a connu ses premiers démentis. Certains officiels de l’AKP ont en effet évoqué la possibilité d’une convergence d’intérêt entre le CHP dont le leader est un alévi et l’actuel gouvernement syrien qui, comme l’on sait, est principalement issu de la minorité alaouite. En septembre dernier, le vice-premier ministre, Hüseyin Çelik a ainsi demandé au CHP s’il critiquait la politique étrangère du gouvernement «pour des raisons de solidarité sectaire», avant de traiter la principale formation de l’opposition de «parti Baas de la Turquie.» Plus généralement, sur son blog, Hüseyin Aygün livre désormais une sélection des dérapages verbaux anti-alévis des leaders de l’actuel gouvernement. Une manière, après avoir écorné son propre parti, de faire comprendre que les tabous et les vieux réflexes ne concernent pas que le parti d’Atatürk, mais qu’ils sont encore profondément ancrés dans la vulgate et les comportements d’une partie de la classe politique turque.

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Loin de clore la polémique, cette démarche n’a pas empêché, le 23 novembre 2011, Recep Tayyip Erdoğan, de prendre l’initiative de présenter des excuses publiques, au nom de la République de Turquie pour les massacres de Dersim, en exhibant un document d’archives attestant qu’entre 1936 et 1939, ces derniers auraient causé la mort de 13 806 personnes et constitué, selon, le premier ministre turc, « l’incident le plus tragique de notre histoire récente. » On ne pourra s’empêcher de penser que cette initiative méritoire en appelle d’autres sur des faits plus anciens ou plus récents mais pas moins tragiques.

JM

Institu Francais d’Etudes Anatoliennes

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